ChimèreTout avait commencé à la fin du XXème siècle quand les hommes avaient compris comment modifier l’ADN. Enfin c’était la suite logique de bien d’autres découvertes. Pouvait-on vraiment définir un début à tout cela ? Merfios n’en était pas convaincu. Après tout, au commencement était peut-être tout simplement la différentiation de l’homme par rapport à l’animal. Si tant est qu’on pouvait trouver où et quand se situait cette séparation…
Il secoua la tête et essaya de se remettre au travail. Quand son esprit divaguait sous l’effet de la fatigue, il avait tendance à extrapoler à ce genre de considérations philosophiques. Intéressant peut-être mais improductif surtout ! Il avait un travail à exécuter et pas de temps à perdre.
Il se leva cependant pour chercher de l’aspirine. Un bon vieux remède qui résistait encore à toutes ces nouvelles molécules inventées chaque jour pour soulager de tout et de rien. Il avala trois comprimés et se pencha à nouveau sur son ordinateur.
Un brin d’ADN défilait lentement sur son holo-écran. C’était le résultat calculé par la bio-machine. Il essaya de rassembler ses esprits et d’analyser le problème dans son ensemble. Il afficha la liste des données qu’il avait entrées et s’attela à la lourde tâche de vérifier tous les paramètres. A cet instant il aurait tout donné pour travailler dans un de ces grands laboratoires où des gens étaient payés pour faire ce travail fastidieux à votre place.
Mais il ne faisait partie d’aucun laboratoire et pour cause : ses théories « particulières » avaient entraîné son rejet catégorique par l’ensemble de la communauté scientifique. Et maintenant il travaillait seul, dans un laboratoire de fortune, pour essayer de prouver coûte que coûte qu’il avait raison.
Ses pensées étaient encore en train de dériver. Il pesta en constatant qu’il n’avait rien suivi des données qui avaient défilé sur l’écran. Autant abandonner pour aujourd’hui !
Il vérifia que son travail était sauvegardé dans le cerveau de l’ordinateur, éteignit l’écran, remit un peu de liquide nutritif dans le réservoir et alla se doucher. Une nuit de sommeil lui ferait du bien, mais cela voudrait dire qu’il devrait travailler plus de vingt quatre heures d’affilées le lendemain. Il ne fallait surtout pas qu’il rate l’échéance. Dix-huit jours, il restait exactement dix-huit jours pour achever la créature.
La foule était impatiente. Depuis des semaines on ne parlait presque plus que de l’événement scientifique du siècle. Une infrastructure monumentale avait été construite pour l’occasion. Des gradins pouvant accueillir plus de 2 millions de personnes entouraient une scène de plus d’un hectare. Les moyens audiovisuels mis en place dépassaient de loin toutes les prouesses techniques mises en œuvre jusqu’à ce jour.
Enfin allait se dérouler ce premier Grand Concours International des Chimères. Le GCIC n’était rien de plus qu’un tour de passe-passe des laboratoires Genic-3000 pour se faire de la publicité mais le public avait marché au delà de tout espoir. L’événement était évidemment retransmis dans tous les pays Techs de la planète.
Merfios était tout à la fois excité d’impatience et paralysé par la peur. Cela produisait chez lui des tremblements de tout le corps suivis de périodes où il semblait tétanisé. Les autres concurrents, assez stressés eux aussi, le regardaient d’un air narquois. Il connaissaient la réputation du personnage et ce comportement étrange ne les étonnait guère. Qu’attendre de plus d’un fou se croyant visionnaire ?
La cérémonie d’ouverture sembla s’éterniser. Il n’en pouvait plus de supporter les cris de la foule, les regards des autres créateurs, l’impassibilité des gardes du corps et l’attente… toujours l’attente !
Enfin on appelait les compétiteurs. Le premier à entrer en scène fut un grand gaillard blond travaillant chez Genic-3000, comme 80% des concurrents. D’après les cris d’enthousiasme de la foule, il avait programmé une créature sûrement exceptionnelle. Mais rien qui n’égala le « bébé » de Merfios, il en était persuadé.
Les heures s’égrenèrent et le biologiste n’était toujours pas appelé. Les réactions du public avaient parfois été inquiétantes, certaines créations ne semblant provoquer que le rire et la moquerie. Mais il était persuadé qu’il n’en serait pas ainsi pour lui. Ce qu’il avait fait était trop exceptionnel.
Enfin ce fut son tour ! Il respira un grand coup et s’avança sur l’immense scène.
Il ne fut capable que de bredouiller quelques mots. De toute façon il ne voulait rien révéler à l’avance. Et qu’importait qu’il ait l’air ridicule, sa création effacerait des souvenirs ce prologue désastreux. Elle gommerait même tout le début du concours car il était persuadé qu’on n’en retiendrait que la prestation de son œuvre. Son « bébé »…
Enfin vint le moment tant attendu. Une énorme caisse métallique monta des entrailles de la scène, visible par tous les spectateurs. Les holo-caméras se fixèrent toutes dessus alors que l’objet s’ouvrait lentement. La créature qui apparut alors était monumentale, un vrai chef-d’œuvre effectivement. Elle déploya ses ailes et s’envola au dessus du public. Ce dernier n’avait eu aucune réaction, trop stupéfié par l’apparition du dragon.
Merfios était à présent sûr de son succès. Car l’apparence de sa chimère n’était rien comparée aux prouesses techniques qu’il allait maintenant exposer au comité scientifique, seul juge de l’épreuve. Sa voix s’éleva, claire et assurée :
"Je vous présente Draco, la création de toute une vie. Bien évidemment je me suis inspiré des anciennes légendes pour le concevoir. J’ai voulu son corps reptilien assez fin comme vous pouvez le constater et ses ailes d’allure légère malgré leur ampleur. J’ai hésité sur les cornes et finalement je l’ai doté d’une seule paire effilée et dirigée vers l’avant. Sa queue se termine évidemment par un triangle osseux, d’un tranchant redoutable. Enfin pour la couleur, et bien, j’ai laissé courir mon imagination, ce qui lui donne ces teintes rouges-orangées chatoyantes. Mais tout cela n’est rien comparé aux innovations dont il est doté." Il appuya ses dires d’un coup de poing sur la table disposée devant lui.
"Tout d’abord il crache réellement du feu. Et pas cette flamme froide et ridicule issue des travaux de Voyards (son ton se fit méprisant). Non il crache de véritables flammes grâce à une ingénieuse réaction chimique, que je préfère garder secrète bien évidemment."
Le public comme le jury semblait très impressionné. Il était temps de leur donner le coup de grâce. Merfios sortit de sa poche un petit casque qu’il vissa sur son crâne.
"Certaines personnes ici connaissent déjà ma théorie sur les ondes cérébrales. Je ne vais pas m’étaler sur des détails techniques sans intérêt, je suis ici aujourd’hui simplement pour vous prouver que ça marche. Cet appareil (il désigna son casque), une fois en route, amplifiera mes ondes cérébrales. Draco est génétiquement programmé pour y répondre. Je pense que la démonstration en dira bien plus long que tous les mots. Demandez moi de faire faire à ce dragon n’importe quoi et je lui ferai exécuter mes ordres."
Il était aux anges. Des murmures incrédules montaient de toute part alors qu’il mettait en marche le casque. Il se concentra et désira que Draco fit un looping. Et le dragon exécuta le looping. Puis il le fit se poser et cracher ses flammes vers le ciel. Un cri de stupeur monta des gradins.
Un des juges, tout tremblant, lui demanda de faire lever la patte arrière droite du dragon puis de le faire crier. Le savant fit prendre cette pause ridicule à son « bébé » (que ne faut-il pas te faire faire, songea-t-il) et un cri terrible, venu d’un autre âge, ébranla la scène et les gradins. Plusieurs personnes se bouchèrent les oreilles, épouvantées, et de nombreux holospectateurs coupèrent le son.
Le dragon s’avança ensuite vers le jury, l’air menaçant. Merfios essaya de l’éloigner, la créature sembla hésiter un instant, puis elle reprit sa marche inexorable. Le biologiste sentit la panique le gagner. Quelque chose ne marchait plus, son « bébé » n’était pas censé se comporter ainsi. Il était par nature pacifique, « programmé » à avoir un comportement exemplaire. Mais les faits étaient là, il était maintenant certain qu’il s’apprêtait à attaquer les scientifiques !
Une voix vacillante s’éleva parmi le jury :
"Euh, Merfios ! Arrêtez maintenant, la plaisanterie n’est pas drôle !
- Ca… ça n’est pas une plaisanterie, finit pas articuler le biologiste, je ne le contrôle plus !"
Un cri d’horreur s’éleva. Les scientifiques s’enfuirent tels une nuée de moineaux et la panique gagna les gradins.
L’homme dans la cellule se tenait la tête entre les mains. Comment les choses avaient-elles pu si mal tourner ? Comment ce qui aurait dû être son triomphe s’était-il terminé dans un bain de sang et de flammes ? Sans compter les milliers de victimes étouffées, piétinées, lors du mouvement de panique dans les gradins.
Il avait fallu l’intervention de l’armée pour venir à bout d’un Draco en furie. Sa créature, sa chose, son « bébé » était mort… Au lieu de créer un prodige, il avait fait naître un monstre. Et pourtant il était si sûr de lui, si sûr de contrôler entièrement le dragon. Il ne comprenait pas où était l’erreur. Cette réflexion ne le lâcha pas de toute la nuit. Il la ressassait encore quand on lui apporta son petit déjeuner.
Après qu’il eut ingurgité tant bien que mal l’horrible mixture qui composait les repas de la prison ultra haute sécurité de London-Ext, le gardien lui annonça qu’il avait de la visite.
C’était Ednassète, une biologiste renommée avec laquelle il avait écumé les bancs de l’université. Une des rares personne à ne s’être jamais moquée de lui et de sa théorie des ondes cérébrales, bien qu’elle la réprouva elle aussi.
Ils revinrent sur le drame de la veille mais aucune explication ne satisfaisait le biologiste. Il était sûr que la programmation génétique de Draco aurait dû empêcher toute violence, toute animosité. D’ailleurs depuis son éclosion, quatorze jours plus tôt, il avait toujours été doux comme un agneau, mangeant même dans la main de son maître.
La jeune femme émis l’hypothèse que l’animal était peut-être arrivé à un stade correspondant à l’adolescence et que ses troubles pouvaient venir de là.
"Non, j’ai utilisé un procédé de croissance accélérée de mon cru, dont je ne suis pas peu fier. Il était déjà arrivé au stade adulte depuis avant-hier."
Poussée par l’orgueil, sa voix avait été dynamique mais la lassitude repris rapidement le dessus.
"Il me faut un terminal, finit-il par dire. Si je peux accéder à mon ordinateur, peut-être que je comprendrai ce qui est arrivé.
- Mais c’est insensé ! Jamais ils n’accepteront que tu aies un terminal ici…
- Je vais être condamné à vie, je pense qu’ils pourront bien me concéder ça. Même si je dois y passer le reste de mes jours, je trouverai l’erreur ! De toute façon je n’aurai plus guère que ça à faire…" sa voix perdit soudain toute son énergie.
Le lendemain, Ednassète obtenait qu’il ait accès à un terminal relié au cerveau de son laboratoire. Elle avait dû faire appel à ses relations les plus haut placées.
Le savant passa des jours entiers à chercher l’erreur, à lire et relire toujours les mêmes données. Il ne dormait que très peu la nuit et les gardiens commençaient à s’inquiéter pour sa santé.
Et puis un matin, il ne répondit pas quand on l’appela. La porte fut aussitôt ouverte et le geôlier découvrit son corps inerte, pendu avec un câble de son terminal. Il n’avait laissé qu’un mot griffonné à la hâte sur un bout de papier :
JE suis l’erreur.
Personne ne s’inquiéta d’interpréter ce dernier message. Après le drame qu’il avait provoqué, il semblait logique que le savant se soit suicidé, ne pouvant supporter les remords qui le rongeaient.
Seule Ednassète essaya de comprendre. Elle ramena le terminal chez elle et en fouillant astucieusement elle réussit à accéder aux derniers travaux du savant. Il avait finit par obtenir cette réponse de la bio-machine :
Si Draco a agi ainsi, il ne faisait qu’exécuter tes ordres. C’était ce que tu voulais.Ainsi il n’y avait pas d’erreur dans la conception génétique de Draco. Merfios avait même réussi au delà de toute attente puisque le dragon avait répondu à ses désirs les plus profonds, les plus secrets… Sa soif de vengeance envers ceux qui l’avaient rejeté, lui et sa théorie géniale. Scientifiques tout d’abord mais aussi société entière.
Son inconscient avait parlé, le « bébé » avait exécuté les ordres.